Il est des
personnes qui, au détour d’un couloir, d’une phrase de rien du tout, vous
redonnent foi en l’espèce humaine et renvoient au bestiaire tous les
R'as-al-Ghul à poils longs qui veulent nous persuader que tout ira mieux après
un bon génocide.
J’ai vécu la semaine dernière une expérience aussi touchante
qu’édifiante. C’était le lendemain de la soirée des anciens de l’entreprise où
je travaille. C’est marrant les soirées d’anciens. On alumnise, on vient
observer l’adultitude qui se dépose sur nos rides respectives parfois
respectées. On discute en penchant maladroitement la tête pour lire le badge
d’Untel que l’on connaît mais dont on a oublié jusqu’aux données de base. Il y
a ceux qui viennent et il y a ceux qui comptent. Ceux-là, naturellement, vous
ne les verrez pas, c’est nous qu’on va les chercher pour les appeler cher ami
et leur dire oui oui tout à fait on est en phase je te fais une propale ce soir
pas de souci je comprends que tu sois obligé de faire un appel d’offres. C’est
le festival des phrases creuses et des mots en –ing : networking, speed
dating, zapping. Un bal de papillonnages et d’évitements courtois envers ceux
qui grenouillent et cherchent un job, hop, trois petits fours et puis s’en
vont. Ce millésime était pour moi spécial, car étant récemment revenu dans
cette entreprise où j’ai commencé ma carrière, j’avais le statut appréciable
d’ancien ancien. Un ancien carré en quelque sorte, mais sans la cote d’un mètre
carré dans l’ancien.
Le lendemain de cette soirée aux figures plus imposées
qu’imposantes, je déambulais entre deux bâtiments avec cet air occupé des gens
réfugiés dans leurs pensées pour éviter de dire bonjour. Je dépasse une
silhouette féminine, frêle et fumante, les volutes du café qu’elle tient à la
main semblant s’échapper de ses cheveux. Alors que je la contourne, j’entends
« Tiens, [mon prénom mon nom] !
Comment vas-tu ? Alors tu es revenu ?! ». Pétrification
instantanée. Un éclair de honte me foudroie. Une fois retourné je suis
retourné. Reconnaître quelqu’un au bout de vingt ans, ce n’est pas donné à tout
le monde. Dans son cas, c’est spectaculaire. Elle est standardiste. Elle connaît
tous les numéros de postes par cœur, des milliers. Lorsque, moussaillon, j’embarquai
sur ce navire, nous étions deux mille, et par un prompt renfort du
destin et de quelques acquisitions bien ficelées nous voici sept mille en
arrivant au port de la croissance. Certes, à l’époque, le plateau de mon équipe
jouxtait le standard, et l’on se croisait. Mais tout de même, combien de
pompons de pimpins a-t-elle vu défiler ? Moi, simple moucheron sur le
pare-brise du temps qui passe, elle m’a reconnu. Mes yeux ont eu besoin
d’essuie-glaces.
Bien avant notre époque d’iMaturité, où parler à un être humain
quand on contacte une entreprise est devenu un luxe, le standard était
quasiment la seule interface vivante entre une organisation et le monde
extérieur. Une vitrine de l’entreprise, disait-on. Force est de constater que
la sienne a résisté au tsunami de serveurs vocaux. Elle pilote son cockpit
d’une rafale de doigts sur le clavier, et vous passe n’importe quel poste en
moins de quatre secondes (véridique). Elle a gagné la réputation d’avoir le
meilleur standard à mille kilomètres à la ronde. Elle s’appelle Reine, je ne
résiste pas à la facilité d’écrire qu’elle fait honneur à son prénom, et même
qu’elle a la classe royale. Pour appeler Paris, passez par Reine, de grâce n’appuyez pas
sur dièse, elle mérite quelques lignes.
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